16

 

— Mesdames et messieurs, je suis au regret de vous informer que les autorités de Port Hespérus refusent d’autoriser notre débarquement. Un de leurs représentants va bientôt venir nous rejoindre pour nous fournir des explications sur les raisons de cette mesure. Dans le but de simplifier les choses, nous prions tous les passagers de se rendre au salon dans les plus brefs délais. Les stewards les assisteront.

Contrairement à l’arrivée du Roi des Étoiles, celle de l’Hélios s’était déroulée normalement. Des remorqueurs à faible rayon d’action s’étaient portés à la rencontre du vaisseau de ligne puis l’avaient tiré sur une orbite de stationnement proche de Port Hespérus. Au-delà des hublots, les roues démesurées de la station spatiale poursuivaient leurs révolutions majestueuses contre le croissant lumineux de Vénus, et ses célèbres jardins luxuriants apparaissaient derrière les baies de sa sphère centrale. En marmonnant leur ressentiment, les passagers se regroupèrent à contrecœur dans le salon, et les plus récalcitrants se virent « aider » par des stewards ayant apparemment oublié leur déférence habituelle. À bord de l’appareil tous se sentaient frustrés, les membres de l’équipage au même titre que les simples voyageurs. Ils avaient enduré la lente traversée de millions de kilomètres de néant pour se voir au tout dernier instant interdire de poser le pied sur le rivage.

Une étincelle brillante se découpa contre un autre vaisseau spatial qui dérivait à proximité de la station, puis ce point de clarté se métamorphosa progressivement en une petite vedette à la coque blanche ornée d’une bande bleue et d’une étoile dorée familières. L’engin effectua sa jonction avec le sas principal et quelques minutes plus tard un homme blond de grande taille se propulsa rapidement à l’intérieur du salon.

— Je suis l’inspecteur Viktor Proboda, antenne de Port Hespérus du Bureau du Contrôle spatial, déclara-t-il aux passagers qui lui adressaient pour la plupart des regards lourds de menaces. Vous ne serez retenus à bord que le temps de nous permettre de poursuivre nos investigations sur les événements survenus à bord du Roi des Étoiles. Nous regrettons sincèrement les désagréments que peut causer une telle mesure. Je dois en premier lieu vérifier la validité de vos Idcartes. Ensuite, je m’entretiendrai en privé avec chacun de vous, en vous priant de bien vouloir nous aider dans cette enquête…

 

*

 

Dix minutes après avoir quitté le cargo, Sparta frappa à la porte de la chambre attribuée à Angus McNeil.

— Ellen Troy, monsieur McNeil.

— Entrez, fit gaiement l’homme.

Elle poussa le battant et le vit devant elle. L’homme rasé de près qui lui adressait un large sourire portait un pantalon de plastique et une chemise de coton luxueuse aux manches retroussées. Il fumait une cigarette qu’il venait d’allumer.

— Je suis désolée de vous déranger, dit-elle en voyant la mallette ouverte sur le lit.

Il avait été occupé à ranger divers articles de toilette qui, nota-t-elle, semblaient provenir des mêmes magasins gouvernementaux que sa brosse à dents d’acquisition récente.

— Ce moment en vaut un autre pour prendre un nouveau départ. Je regrette seulement que vous ayez pu voir mon merdier personnel. Il faudra que je procède à un tri sévère, lorsque vous déciderez de m’autoriser à remonter à bord.

— Ce qui ne se produira pas avant longtemps, je le crains.

— D’autres questions à me poser, inspecteur ? Lorsqu’elle eut hoché la tête, il lui désigna un des deux fauteuils de la chambre et s’installa dans l’autre.

— Autant nous mettre à l’aise, en ce cas. Sparta s’assit et l’étudia un long moment, sans rien dire. Le technicien avait repris des couleurs et, s’il devait rester probablement émacié pendant un certain temps, sa musculature ne semblait pas avoir pâti outre mesure de son épreuve. Même après plusieurs jours de malnutrition, ses avant-bras étaient toujours puissamment musclés.

— Eh bien, monsieur McNeil, je trouve les derniers progrès de la technique absolument fascinants. Je parle des méthodes permettant de reconstituer des informations à partir de bribes de données. Prenons la boîte noire du Roi des Étoiles, par exemple.

Il aspira une bouffée de tabac et l’étudia à son tour, sans se départir de son sourire.

— Tout ce qui se rapporte aux systèmes automatiques est naturellement enregistré, et des micros captent toutes les paroles échangées sur la passerelle de commandement. Ce que j’ai entendu confirme votre récit de l’incident dans ses moindres détails. McNeil haussa un sourcil.

— Vous n’avez pas eu le temps d’écouter l’équivalent de deux semaines de conversations, inspecteur.

— Évidemment. Cela prendra des mois. J’ai utilisé un algorithme qui permet d’indexer les passages les plus intéressants. Ce dont je voudrais vous parler, c’est de la discussion que vous avez eue avec Grant dans le carré, peu avant l’envoi de votre dernier message.

— Je ne suis pas certain de m’en souvenir…

— Voilà justement un des cas où l’utilité de ces nouvelles techniques est incontestable.

Elle se pencha vers le technicien, semblant vouloir lui faire partager son enthousiasme.

— Bien qu’il n’y ait aucun micro dans les quartiers de l’équipage, ceux de la passerelle captent les sons qui leur parviennent du niveau inférieur. Ces derniers sont naturellement presque inaudibles et nous aurions été dans l’impossibilité de reconstituer vos propos, autrefois.

Sparta lui accorda le temps d’assimiler le sens de ses paroles. Si l’expression de son interlocuteur resta inchangée, ses lèvres se serrèrent imperceptiblement. Il devait se demander si elle ne bluffait pas.

Elle décida d’étouffer un tel espoir.

— Vous aviez pris votre repas et Grant venait de vous servir du café – plus chaud que d’habitude. Il vous a laissé dans le carré et s’est dirigé vers la coursive. « Qu’est-ce qui te prend ? » lui avez-vous demandé. « Je croyais que nous devions discuter d’une chose importante… »

McNeil renonça à feindre la décontraction, et quand il écrasa son mégot de cigarette, ses joues décharnées se crispèrent imperceptiblement.

— Alors, monsieur McNeil, fit-elle doucement.

N’estimez-vous pas qu’il serait grand temps de me dire toute la vérité ?

Pendant un instant, le technicien sembla contempler la paroi se dressant derrière Sparta. Finalement, ses yeux revinrent se porter sur le visage de la jeune femme et il hocha la tête.

— Ouais, effectivement, marmonna-t-il. Je voudrais cependant vous demander une chose. Ce n’est pas une condition, notez bien. Je ne suis pas stupide. Disons qu’il s’agit d’une simple requête. Lorsque vous m’aurez entendu, et si vous partagez mon point de vue, je vous serais reconnaissant de ne pas mentionner ce que je vais vous dire dans votre rapport.

— Je garderai cela à l’esprit. L’homme libéra un profond soupir.

— Alors, voici toute l’histoire, inspecteur…

 

*

 

Grant avait déjà atteint la coursive centrale, quand McNeil lui demanda :

— Qu’est-ce qui te prend ? Je croyais que nous devions discuter d’une chose importante…

Le commandant saisit une main courante afin d’interrompre son élan, puis il se tourna lentement et regarda son coéquipier avec incrédulité. Cet homme aurait dû rendre l’âme – mais il était toujours assis et l’étudiait avec une expression singulière.

— Viens ici, ordonna sèchement McNeil.

Et, à cet instant, un brusque transfert d’autorité sembla s’opérer en sa faveur. Privé de volonté, Grant revint vers la table. La situation était bien différente de celle qu’il avait prévue, mais il ne parvenait pas à comprendre ce qui venait de se produire.

Dans le carré, le silence parut s’éterniser. Puis le technicien déclara tristement :

— Tu me déçois, Grant.

Le commandant retrouva finalement sa voix, même s’il eut des difficultés à la reconnaître.

— Que veux-tu dire ?

— Devine, répliqua l’autre homme avec irritation. Je parle de ta tentative d’empoisonnement sur ma personne, évidemment.

L’univers vacillant de Grant finit par s’effondrer. Chose étrange, le soulagement qu’il éprouvait l’empêchait d’accorder de l’importance au fait d’avoir été démasqué.

McNeil entreprit d’étudier ses ongles irréprochables.

— Par simple curiosité, pourrais-tu me dire à quel moment tu as décidé de me tuer ? s’enquit-il avec autant de désinvolture que s’il avait demandé l’heure.

L’impression que tout cela ne pouvait être réel était si forte que le commandant croyait jouer un rôle, que cette scène se déroulait dans le cadre d’un rêve.

— Ce matin, déclara-t-il, convaincu de dire la vérité.

— Hmm, commenta McNeil qui semblait en douter.

Il se leva et gagna le placard à pharmacie. L’autre homme le suivit des yeux et le regarda fouiller dans le compartiment mural. Finalement, il revint avec la petite fiole de poison. Elle semblait toujours pleine, Grant y avait veillé.

— Je devrais être en colère, ajouta l’Écossais sur le ton de la conversation, tout en levant la petite bouteille entre le pouce et l’index. Mais je ne le suis pas. Peut-être est-ce attribuable au fait que je ne me suis jamais bercé d’illusions sur le compte de mes semblables. Et parce qu’il y a longtemps que j’ai prévu ce qui se produirait.

Seule la dernière phrase parvint jusqu’à la conscience de Grant.

— Tu… l’avais prévu ?

— Seigneur, oui ! Tu n’es pas un assez bon dissimulateur pour devenir un criminel digne de ce nom, je le crains. Et à présent que ta petite machination a échoué, nous nous retrouvons dans une situation pour le moins embarrassante, ne crois-tu pas ?

Nulle réponse ne semblait convenir à cette déclaration magistrale.

— Je devrais me mettre en colère, contacter Port Hespérus et te dénoncer aux autorités, poursuivit pensivement McNeil. Mais ce serait inutile et je n’ai en outre jamais eu un caractère emporté. Tu me diras sans doute que c’est par paresse – mais je ne suis pas du même avis.

Il adressa à Grant un sourire tors.

— Oh ! Je sais quelle opinion tu as de moi. Tu m’as soigneusement catalogué dans ton esprit méthodique, n’est-ce pas ? En tant qu’individu faible et sybarite, sans aucune force morale… ni morale, d’ailleurs… et qui se fiche de tout sauf de lui-même. Eh bien, je ne le contesterai pas. Peut-être est-ce exact à quatre-vingt-dix pour cent. Mais les dix pour cent restants de ma personnalité ont beaucoup d’importance, Grant. À mes yeux, tout au moins.

Le commandant n’était pas d’humeur à tenter d’analyser le profil psychologique de l’homme qui aurait dû être sa victime, et le moment lui semblait en outre mal choisi pour se livrer à de telles occupations. L’échec de sa tentative d’assassinat et le mystère posé par la survie de McNeil l’obsédaient. Le technicien, qui était par contre au courant de tous ces détails, ne paraissait pas désireux de satisfaire sa curiosité.

— Alors, quelles sont tes intentions ? s’enquit Grant, visiblement impatient d’en finir.

— J’aimerais reprendre notre discussion au point où tu l’as interrompue en apportant le café.

— Tu ne veux pas…

— Mais si, comme si rien ne s’était passé.

— C’est absurde ! Tu caches un atout dans ta manche !

McNeil soupira.

— Tu sais, Grant, je te trouve plutôt mal placé pour m’accuser de comploter quelque chose.

Il lâcha la petite bouteille qui resta en suspension au-dessus du plateau de la table, puis porta sur son compagnon un regard sévère.

— Pour reprendre mes précédentes suggestions, je propose de laisser au hasard le soin de désigner celui qui boira le poison. Sache cependant que je ne tolérerai plus la moindre décision unilatérale…

Il sortit de la poche de sa veste une fiole identique à la première mais contenant un liquide bleuté. Il la laissa elle aussi en suspension dans les airs.

— Et je parle du véritable poison, à présent.

Il désigna la bouteille pleine de fluide incolore.

— Ceci ne laisse qu’un arrière-goût désagréable dans la bouche.

Grant finit par comprendre.

— Tu les as échangées !

— Naturellement. Tu te prends peut-être pour un bon acteur mais, entre nous soit dit, je t’ai trouvé exécrable. J’ai dû comprendre que tu me préparais un sale tour avant même que tu n’en sois pleinement conscient. J’ai consacré ces derniers jours à faire un peu de ménage, à bord de ce cargo. J’avoue que réfléchir à tous les moyens que tu aurais pu employer pour m’éliminer a été très distrayant et m’a même aidé à oublier en partie notre épreuve. La solution offerte par le poison était si évidente que je me suis occupé du placard à pharmacie en premier.

Il eut un sourire ironique.

— En fait, je dois avouer que j’ai forcé un peu la dose, pour le signal de danger. J’ai bien failli me trahir, en buvant la première gorgée – le sel et le café ne font pas bon ménage.

Il fixa son interlocuteur droit dans les yeux, avant d’ajouter :

— J’espérais que tu agirais avec un peu plus de subtilité. J’ai répertorié à ce jour quinze méthodes presque infaillibles pour assassiner quelqu’un à bord d’un vaisseau spatial. Je ne te propose pas d’en dresser la liste maintenant.

Grant ne pouvait s’empêcher de trouver la situation incroyable. McNeil ne le traitait pas comme un criminel mais comme un cancre qui n’avait pas su faire ses devoirs.

— Et tu affirmes que tu es disposé à tout reprendre au début, comme si rien ne s’était passé ? Tu accepteras de boire ce poison, si tu perds ?

Le technicien resta un long moment silencieux avant de déclarer :

— Je constate que tu as toujours des difficultés à me croire. Mon attitude ne correspond pas à celle du personnage auquel tu m’assimiles, c’est ça ? Mais je pense pouvoir te permettre de comprendre. C’est très simple. J’ai profité au maximum de la vie, sans avoir beaucoup de scrupules ou de regrets. Mais le meilleur de mon existence appartient désormais au passé et je ne me raccroche pas aux années que je pourrais encore vivre avec autant d’opiniâtreté que tu ne l’imagines. Je précise cependant que je reste assez pointilleux sur certains principes, tant que je suis parmi les vivants.

Il se laissa dériver, s’écartant de la table.

— Tu seras peut-être surpris d’apprendre que j’ai quelques idéaux. Mais je m’efforce de me conduire en être civilisé et rationnel, même si je n’y parviens pas toujours. Et lorsque j’échoue, je tente de me racheter. Disons que la situation actuelle m’en offre l’opportunité.

Il désigna les fioles en apesanteur et fit une pause. Lorsqu’il se décida à reprendre la parole, il paraissait à son tour sur la défensive.

— Dire que je te trouve sympathique serait mentir, Grant, mais je t’ai souvent admiré. Voilà pourquoi je regrette que nous en soyons arrivés là. Tu m’as vraiment inspiré du respect, quand cette saloperie de météorite a perforé notre appareil.

Il semblait désormais éprouver des difficultés à trouver ses mots et esquivait le regard de son interlocuteur.

— Ma conduite a plutôt laissé à désirer, ce jour-là. J’avais toujours été certain que je parviendrais à garder mon sang-froid en toutes circonstances – mais cela s’est passé juste à côté de moi, un événement que je croyais impossible. C’était si inattendu, si assourdissant, que mes nerfs ont craqué.

Il tenta de dissimuler son embarras derrière une façade d’humour.

— J’aurais naturellement dû me rappeler que cela s’était déjà produit, lors de mon premier vol. Le mal de l’espace – alors que j’étais persuadé qu’une telle chose ne risquait pas de m’arriver. Ce qui n’a évidemment rien arrangé. Mais j’ai passé ce cap.

Il soutint à nouveau le regard de Grant.

— Je venais de surmonter également cet autre choc… quand j’ai eu droit à la troisième déconvenue de mon existence. J’ai découvert que tu commençais toi aussi à craquer.

La colère empourpra le visage du commandant, mais McNeil lança sèchement :

— Oh oui ! Il y a eu cette histoire de vin. Je sais que tu y penses encore. C’est la première des choses que tu as eues à me reprocher. Mais je ne regrette rien. J’estime qu’un homme civilisé doit savoir quand il convient de s’enivrer. Et quand il faut dessoûler. Mais je doute cependant que tu puisses comprendre.

Il était dans l’erreur. Grant commençait à entrevoir la personnalité compliquée et torturée de McNeil et à prendre conscience de l’avoir mal jugé. Non – mal jugé n’était pas le terme exact. En un certain sens, il ne s’était pas trompé sur son compte. Mais il n’avait fait qu’effleurer la surface du caractère de cet homme, sans suspecter l’existence des profondeurs insondables qu’elle dissimulait.

Et, au cours de ces quelques instants de lucidité, Grant comprit pour quelle raison le technicien lui accordait une seconde chance. Ses motivations n’étaient pas aussi simples que celles d’un couard tentant de se réhabiliter, car nul n’apprendrait jamais ce qui était en train de se produire à bord du Roi des Étoiles. En outre, McNeil ne devait pas accorder la moindre importance à l’opinion d’autrui, grâce à son indépendance d’esprit si souvent exaspérante. Mais cette même suffisance lui imposait d’agir de façon à avoir une bonne opinion de lui-même. Sans cela, l’existence n’eût pas mérité d’être vécue. McNeil n’acceptait de vivre que selon ses propres critères.

Le technicien étudiait intensément Grant, et sans doute comprenait-il que ce dernier était près de la vérité. Il changea brusquement de ton, comme s’il regrettait de lui avoir révélé tant de choses sur son compte.

— Ne va pas t’imaginer que tendre l’autre joue me procure un plaisir masochiste, fit-il sèchement. Si j’agis ainsi, c’est parce que tu as omis de penser à une petite difficulté. Sincèrement, t’est-il venu une seule fois à l’esprit que si l’un de nous meurt avant d’avoir dégagé l’autre de toute responsabilité dans sa disparition, le survivant risque d’avoir de sérieux problèmes ?

Grant en resta abasourdi. Emporté par le tourbillon de ses émotions violentes, aveuglé par sa fureur, il avait tout simplement omis de se demander comment il pourrait se disculper. Son bon droit lui paraissait si… si évident.

— Oui, je suppose que tu as raison, murmura-t-il. Mais il se demandait malgré tout si McNeil accordait véritablement de l’importance à ce message émis conjointement par les deux membres de l’équipage. N’essayait-il pas tout simplement de lui faire croire que sa sincérité se fondait sur des arguments logiques ?

Grant se sentait cependant soulagé. Il ne bouillait plus de haine et était… presque… rasséréné. La vérité venait d’être révélée au grand jour, et il l’acceptait. Qu’elle fût différente de ses espérances importait peu.

— Eh bien, finissons-en, dit-il posément. N’avons-nous pas des cartes ?

— Oui, deux paquets neufs dans ce tiroir. McNeil avait retiré sa veste et remontait les manches de sa chemise.

— Prends-en un au hasard. Mais, avant de le sortir de son emballage, il serait sans doute préférable d’informer Port Hespérus de nos intentions. Tous les deux. Et de confirmer que nous agissons ainsi d’un commun accord.

Le commandant hocha distraitement la tête. Tout cela le laissait désormais indifférent, quel que fût le résultat du tirage au sort. Il prit un paquet de cartes dans le tiroir et suivit McNeil vers le haut de la coursive menant à la passerelle de commandement, laissant les deux fioles de poison en suspension au centre du carré.

Grant parvint même à arborer un semblant de sourire, lorsqu’il tira sa carte et la posa à côté de celle de McNeil. Le rectangle métallisé se colla au plateau de la table avec un claquement à peine audible.

 

*

 

McNeil se tut. Pendant une minute, il s’occupa en allumant une nouvelle cigarette. Il inhala profondément la fumée empoisonnée et odorante, avant de dire :

— Et vous connaissez le reste, inspecteur.

— À l’exception de quelques détails mineurs. Que sont devenues les deux bouteilles, celle contenant le poison et l’autre ?

— Elles ont franchi le sas en même temps que Grant. J’estimais préférable de ne pas embrouiller la situation et, surtout, de ne pas courir le risque d’une analyse – qui aurait révélé la présence de traces de sel.

Sparta sortit un paquet de cartes métallisées de la poche de sa veste.

— Les reconnaissez-vous ? Elle les lui tendit.

Il les prit et ne leur accorda qu’un rapide coup d’œil.

— Elles sont semblables à celles que nous avons utilisées.

— Voudriez-vous les battre, monsieur McNeil ? Le technicien lui adressa un regard pénétrant, avant d’obtempérer. Il mélangea avec dextérité les fins rectangles flexibles en les projetant entre ses paumes incurvées et ses doigts agiles. Lorsqu’il eut terminé, il se tourna vers la femme, l’expression interrogatrice.

— Coupez, dit-elle.

— C’est à vous de le faire, il me semble ?

— Coupez.

Il posa le paquet sur la table de chevet, fit rapidement glisser la partie supérieure de côté et intervertit les deux tas.

— Et maintenant ?

— J’aimerais que vous les battiez à nouveau.

Si l’homme ne fit aucun commentaire, son expression traduisait le mépris. Il venait de raconter un des épisodes les plus marquants de son existence à cette femme, et elle réagissait en lui proposant de jouer aux cartes – sans doute dans l’espoir de le distraire et de le pousser ainsi à se trahir. Mais il s’exécuta rapidement, sans exprimer ses pensées. Il laissait aux bruissements des petits rectangles métallisés qui se séparaient et se réunissaient le soin de commenter la situation à sa place.

— Et à présent ?

— Je vais en tirer une au hasard.

Il ouvrit le jeu en éventail et le présenta à Sparta, qui se pencha vers lui mais laissa ses doigts au-dessus des cartes et les déplaça d’un côté et de l’autre, semblant indécise. Se concentrant toujours, elle lui dit :

— Vous les manipulez avec une dextérité peu commune, monsieur McNeil.

— Je n’en ai jamais fait un secret, inspecteur.

— Cela n’a jamais été un secret.

Elle prit finalement une carte et la présenta à l’homme, sans seulement y jeter un coup d’œil. Il la fixa, ébranlé.

— N’est-ce pas le valet de pique, monsieur McNeil ? La figure que vous avez tirée ?

Il n’avait pas achevé d’acquiescer par un murmure qu’elle prenait une autre carte. Toujours sans la regarder, elle la lui montra.

— Et voici le trois de trèfle qui a coûté la vie à Grant.

Elle lança les deux cartes sur le lit.

— Vous pouvez poser le reste, monsieur McNeil. La cigarette du technicien se consumait dans le cendrier, oubliée de tous. Il avait deviné le but de cette petite démonstration mais attendait sa conclusion.

— Les cartes métallisées ne sont pas autorisées dans les cercles de jeu pour une raison que vous devez certainement connaître. Si elles ne sont pas aussi faciles à biseauter où à percer de trous d’épingle que les autres, leur imposer une légère marque électrique ou magnétique pouvant être captée par certains appareils est par contre d’une extrême simplicité. De tels détecteurs sont minuscules. On pourrait par exemple en loger un dans la bague qui orne votre main droite. Elle est absolument ravissante… C’est de l’or vénusien, n’est-ce pas ?

Ce bijou, effectivement très beau, représentait un homme et une femme enlacés. Examiné de près, il était en fait extrêmement curieux. Sans hésitation, McNeil le fit glisser sur ses jointures. La bague n’opposa aucune résistance, car son doigt avait beaucoup minci depuis une semaine. Il tendit l’objet à Sparta, et fut surpris de la voir secouer la tête… et sourire.

— Je n’ai pas besoin de l’examiner, monsieur McNeil. Les seules marques cohérentes que nous pourrions trouver me sont attribuables.

Elle se pencha en arrière dans son fauteuil, pour se détendre et l’inviter à faire de même.

— J’ai utilisé d’autres méthodes pour déterminer quelles cartes avaient été tirées par vous et par Grant. De tout le paquet, deux seulement semblaient avoir été tenues en main, hormis pendant le brassage. J’avoue que mes déductions reposaient principalement sur de simples suppositions.

— Vous avez eu beaucoup de flair, en ce cas, fit-il d’une voix rauque lorsqu’il put parler à nouveau. Mais si vous ne m’accusez pas d’avoir triché, pourquoi avoir fait tout cela ? Certaines personnes pourraient juger vos méthodes peu orthodoxes, voire cruelles.

— Oh ! Mais vous n’aviez pas besoin de disposer de cartes truquées pour tricher, n’est-ce pas, monsieur McNeil ?

Elle étudia les avant-bras de l’homme qui reposaient sur ses cuisses, ses mains jointes entre ses genoux.

— Même avec vos manches retroussées. Il secoua la tête.

— Il est exact que j’aurais pu facilement le rouler, inspecteur Troy. Mais je vous jure que je ne l’ai pas fait.

— Merci de l’avoir reconnu. J’étais certaine que vous l’admettriez.

Sparta se leva.

— « Vie et honneur semblaient appartenir à des catégories différentes… moins il en subsistait, plus le peu restant acquérait de valeur. »

— Ce qui signifie ?

— Je viens de citer un extrait d’un vieux livre auquel j’ai eu récemment l’occasion de jeter un coup d’œil – un passage qui m’a donné envie de lire le reste de cet ouvrage et qui m’a permis de comprendre un grand nombre de choses sur votre compte. Vous savez admirablement dissimuler certaines vérités, monsieur McNeil, mais vous possédez un sens de l’honneur assez singulier qui vous interdit de mentir effrontément.

Elle sourit.

— Il n’est pas étonnant que vous ayez failli vous étrangler, en buvant cette gorgée de café salé.

À présent, l’expression de McNeil traduisait de la curiosité, presque de l’humilité. Comment cette jeune femme blême et menue était-elle parvenue à voir si distinctement ce qui se tapissait dans les profondeurs de son âme ?

— Je ne comprends toujours pas quelles sont vos intentions.

Sparta glissa la main dans sa veste et en sortit un petit opuscule en plastique.

— D’autres que moi vont procéder à une perquisition à bord du Roi des Étoiles, et leurs recherches seront au moins aussi méticuleuses que les miennes. Mais comme je sais que vous n’avez pas condamné Grant à mort en trichant, je me félicite que vous ayez pensé à emporter ce livre en quittant le bord. Il en découle que je n’ai pu le trouver et qu’il ne m’est pas venu à l’esprit que vous étiez peut-être un prestidigitateur amateur plein de talent.

Elle jeta le manuel sur le lit, à côté des cartes à jouer. Il tomba sur la quatrième de couverture, révélant son titre : Tours de magie, par Harry Blackstone.

— Et conservez également les cartes. C’est un petit cadeau qui vous permettra de vous distraire en attendant votre rétablissement. Je les ai achetées à un des kiosques de la station, en venant vous rendre visite.

— J’ai l’impression que mes révélations ne vous ont guère surprise.

Sparta avait posé la main sur le battant de la porte et était prête à sortir.

— N’allez surtout pas imaginer que je vous admire, monsieur McNeil. Votre existence et la façon dont vous avez choisi de la vivre ne regardent que vous. Mais il se trouve que j’estime moi aussi qu’il serait sans objet de détruire la réputation de ce malheureux Peter Grant.

Elle avait cessé de sourire, désormais.

— Je vais ajouter une dernière chose ; à titre personnel, pas en tant que représentant de la loi. Si vous m’avez dissimulé d’autres faits, sachez que je le découvrirai – et si vous avez commis des actes répréhensibles, je ferai le nécessaire pour que vous en subissiez les conséquences.

 

Point de rupture
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